Participer à la messe : la Sainte Communion
par Dom Gaspard Lefebvre
Commençons ici encore à regarder le ciel afin de voir comment il nous faudra aussi participer à cette troisième partie de la Messe comme nous l’avons fait pour les deux premières.
Le royaume des cieux est souvent représenté dans les Écritures Saintes comme un banquet auquel tous sont invités à venir manger les mets divins que Jésus lui-même sert. Les élus, assis en quelque sorte à la table de Dieu, sont nourris par lui des vérités surnaturelles qu’ils perçoivent dans la vision béatifique et enivrés du torrent des délices célestes qu’il leur fait goûter en les unissant intimement dans la lumière de gloire, à sa Divinité. C’est la communion parfaite, car elle se fait sans intermédiaire. « Le même pain des Anges que les hommes mangent maintenant sous les voiles eucharistiques, dit le Concile de Trente, ils le mangeront, sans qu’il soit couvert d’aucune façon, au ciel. » (Sess.13, ch.8 – Denz.882) « Jésus, déclare saint Thomas, est premièrement et principalement le pain des Anges qui jouissent de lui en sa propre forme et secondairement des hommes qui reçoivent le Christ dans le Sacrement » (3a q. 80a ; 2 ad 1).
En annonçant l’Eucharistie le Christ a déclaré : « Je suis le pain vivant qui suis descendu du ciel. Si quelqu’un mange ce pain, il vivra éternellement, et ce pain que je donnerai, c’est ma chair. En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme, vous n’aurez point la vie en vous. Celui qui mange ma chair a la vie éternelle. » (Jean 6)
Lorsque le prêtre distribue la Sainte Communion il dit : « Que le Corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ garde ton âme pour la vie éternelle ». Et comme action de grâces : « Faites, Seigneur, que ce don qui nous est fait dans le temps devienne pour nous un remède éternel. » « C’est en mangeant la victime que l’on participe à l’autel », dit saint Paul (1 Co.10). En se nourrissant spirituellement de Dieu par la vision béatifique, les saints participent à la vertu du Sacrifice que Jésus consomma sur l’autel de la croix ; vertu qui ne cesse d’émaner de la sainte humanité du Christ et qui maintient perpétuellement les élus dans leur état de gloire. « L’Agneau, dit saint Jean, est la lumière qui éclaire tous ceux qui sont dans la cité de Dieu. » (Apoc.21)
Ici, sur terre, c’est par la manducation eucharistique que nous participons avec le plus de fruit à la vertu du Sacrifice de la croix, renouvelé par le prêtre à l’autel. La Victime que l’on immole mystiquement à la messe, est substantiellement la même que celle du Calvaire. Là on ne pouvait y communier, et pour nous permettre de le faire le Christ institua le banquet de la Cène. Grâce à cette invention divine, qui rend Jésus présent sous les espèces du pain et du vin, nous pouvons nous identifier avec la victime de la croix en la recevant en nourriture : « Prenez et mangez, dit le Sauveur, car ceci est mon Corps ; prenez et buvez, car ceci est mon Sang. » Consécration et Communion ne sont pas séparées, mais mises en fonction l’une de l’autre par institution divine. La manducation de la victime est une partie intégrante du Sacrifice. Il est donc anormal, sans un vrai motif, de la séparer de l’acte sacrificiel dont elle fait partie intégrante et auquel elle permet de participer d’une façon plus intense.
L’Eucharistie comme Sacrement déverse en nos âmes les bienfaits divins que nous vaut l’oblation du Sang de Jésus faite à l’autel. Le Père céleste, apaisé par cette présentation, nous donne son baiser de paix et de réconciliation.
« Le Saint Concile de Trente souhaiterait, est-il écrit au chapitre V de la session XXII, que tous les fidèles présents au Saint Sacrifice communiassent non seulement de désir, mais de fait et sacramentellement ; ils retireraient du divin Sacrifice un fruit bien plus abondant. » La Communion sacramentelle, en mettant en nous la substance même du Corps et du Sang du Christ, assure plus efficacement l’action surnaturelle de Dieu en nous. « Faites, ô Dieu tout-puissant, dit le prêtre dans le Canon, que nous tous qui participerons à ce Sacrifice par la réception du Corps infiniment saint et du Sang de votre Fils, nous soyons remplis de bénédictions célestes et de la grâce. » (Supplices) Voici du reste les effets de la Communion sacramentelle tels que les décrit l’Église dans les prières qui la précèdent et qui la suivent : « Seigneur Jésus-Christ, délivrez-moi par votre saint Corps et par votre Sang de toutes mes fautes et de tous mes maux et ne permettez pas que je me sépare jamais de vous qui vivez et régnez avec Dieu le Père et le Saint-Esprit. » « Que la réception de votre Corps, Seigneur Jésus-Christ, me profite pour la protection de mon âme et de mon corps et qu’elle me soit un remède, vous qui vivez et régnez avec Dieu le Père en l’unité du Saint-Esprit. » « Je prendrai la coupe du salut et je serai délivré de mes ennemis. » « Que votre Corps, Seigneur, que j’ai reçu et votre Sang que j’ai bu pénètrent intimement en moi et daignez m’accorder qu’il ne reste en moi aucune souillure du péché, tandis que je suis réconforté par des sacrements si purs et si saints, vous qui vivez et régnez dans tous les siècles des siècles. »
Et au dernier Évangile : « Le Verbe était la vie, et la vie était la lumière des hommes. Il était la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde. À tous ceux qui l’ont reçu il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom et qui sont nés de Dieu, car le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous. » Sans nul doute, l’Église nous fait lire cette page de saint Jean, parce qu’elle se réalise en nous par la Sainte Communion, où nous recevons Jésus et devenons, toujours plus, avec lui enfants de Dieu.
Toutes les Postcommunions du Missel nous décrivent aussi les effets merveilleux de la Communion sacramentelle. Ils se résument dans celui dont le prêtre demandait la réalisation à l’Offertoire : « Accordez-nous par le mélange symbolique de cette eau et de ce vin d’avoir part à la Divinité de Celui qui a daigné revêtir notre humanité. » (Deus qui) L’eau qui représente la foule chrétienne a été mélangée au vin ; le vin par la Consécration est devenu le Sang du Christ ; les chrétiens sont donc liés à Jésus. Les saints, du reste, aspiraient à être comme les espèces saintes qui ne contiennent plus que le Christ, en sorte que la Consécration désignait pour eux la consécration totale de leur être à Dieu par Jésus.
Cette emprise du divin sur l’humain se fait surtout par la Sainte Communion. De même que nous transformons matériellement en nous la nourriture que nous prenons, ainsi par l’Eucharistie que nous mangeons, nous sommes changés en quelque façon, spirituellement, en Jésus. L’herbe mangée par un animal perd sa vie pour entrer dans un organisme supérieur ; l’animal que nous mangeons perd sa vie pour alimenter la nôtre ; ainsi, tout en tenant compte que ces paroles ne doivent pas être prises à la lettre, le Christ nous absorbe en lui dans la mesure où notre âme meurt à elle-même. « C’est lui qui change celui qui le mange », dit saint Augustin. « Par ces mystères, ajoute saint Cyrille de Jérusalem, nous devenons concorporei et consangues Christi » (Cat.myst., 4). « Il se mélange à nous, écrit saint Jean Chrysostome, et il nous constitue son corps, non par la foi seulement, mais en réalité. » (Hom., 82 in Nat.) Ce qui fait dire dans un langage un peu osé à Paschase Radbert : « Ô Dieu, vous êtes ma substance » (Corp.Christi, L.5). Avec saint Paul nous dirons plus justement : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi. »
Évidemment il ne s’agit en tout cela que d’une union accidentelle avec Dieu par la grâce ; mais on peut la comparer dans ses effets à ceux du feu qui communique sa lumière et sa chaleur au charbon. Si le feu s’éteint, le charbon redevient froid et noir ; de même si la grâce de Jésus disparaît de nos âmes elles perdent les énergies divines dont l’Eucharistie est la source la plus féconde.
Grâce à la Communion, voilà donc la messe devenue, plus que jamais, « ma » Messe, parce qu’en m’unissant vitalement à Jésus j’entre plus que jamais dans son oblation.
Par la Communion, en effet, le Grand-Prêtre qui s’est sacrifié autrefois sur la croix en y versant jusqu’à la dernière goutte de son Sang ; le Grand-Prêtre qui pénétra avec son Sang, c'est-à-dire avec ses plaies glorieuses, dans le Saint des Saints, où il est représenté par un Agneau et sur un autel ; le Grand-Prêtre qui descend par les paroles de la Consécration sous les doubles espèces eucharistiques pour représenter d’une façon très vive le Calvaire, où son Corps fut séparé d’avec son Sang, descend maintenant, comme Sacrificateur et Victime, sur l’autel de nos cœurs pour s’y offrir à son Père en nous identifiant en quelque sorte à son offrande.
Ce n’est, de fait, en dernière analyse, que pour nous entraîner de la sorte dans sa religion envers la Sainte Trinité, qui est la religion chrétienne « initiée, dit saint Thomas, sur la croix et consommée au ciel », que le Christ a institué l’Eucharistie comme une nourriture, que tous mangeraient, pour constituer ensemble un seul corps, le corps mystique du Christ associé au sacerdoce de son Chef. « Nous formons tous un même corps, nous tous qui mangeons le même pain », enseigne l’Apôtre. « L’effet du corps eucharistique, ajoute l’Ange de l’école, est de parfaire l’unité du corps mystique de Jésus (III, q.82). Et le Catéchisme du Concile dit à peu près dans les mêmes termes : « Le but de l’Eucharistie est de former un seul corps mystique de tous les fidèles. Les symboles eucharistiques qui sont le pain composé de plusieurs grains et le vin composé de plusieurs raisins nous montrent que nous tous, tant que nous sommes, nous sommes si étroitement unis les uns les autres par le lien de la Communion que nous ne faisons plus qu’un seul corps ». « Oui, s’écrie saint Augustin, si vous voulez comprendre ce qu’est le Christ, écoutez ce que dit saint Paul : Vous êtes le corps du Christ et ses membres. Et si vous, vous êtes le corps du Christ et ses membres, c’est parce que votre mystère se consomme sur la table du Seigneur » (Serm.272).
La Communion sacramentelle, voilà le grand moyen inventé par l’amour de Jésus pour donner à son oblation sacerdotale, ici-bas, le plus d’ampleur possible.
C’est par elle que les âmes réalisent le mieux la Communion des Saints dont on fait mention après le Memento des vivants (Communicantes) et des morts (Nobis quoque).
Saint Jean déclare, dans son Apocalypse, qu’il a vu dans le ciel les martyrs, sous l’autel qui est devant Dieu, et ils attendaient que leur nombre fût complété par ceux qui doivent encore souffrir pour Jésus-Christ, sur terre.
Les reliques des martyrs qui sont encastrées dans nos autels nous rappellent qu’ils ont versé leur sang par amour pour le divin Crucifié. Il faut de même que nos corps et nos âmes, qui sont l’autel sur lequel Notre-Seigneur descend par la Communion, sachent souffrir le martyre quotidien de la vie chrétienne dont nous parlions plus haut et rendre à Jésus, par une conduite en contradiction flagrante avec celle du monde, le témoignage que lui ont rendu les martyrs.
À cet égard, l’Eucharistie, qui a fait la force de tous les saints, est souveraine, parce qu’elle nous identifie avec Jésus dans son état sacramentel de victime et nous fait monter avec lui sur la croix. Il fut, nous l’avons vu, la propre victime de son sacerdoce et il nous aide à être à notre tour les prêtres d’un sacerdoce dont nous devons être, avec lui et comme lui, aussi les victimes.
Au Congrès Eucharistique de Rome, les petits enfants communièrent au Colisée à des Messes qui furent célébrées à l’endroit même où tant de chrétiens avaient répandu leur sang pour Dieu. Et le Christ descendit sur ces autels et unit ainsi, peut-on dire, son martyre à celui de ces martyrs. Les hosties dont il changea la substance en la sienne avaient été faites avec des grains de blé que les petits communiants avaient accumulés un à un pendant plusieurs mois dans des petits sacs et qui représentaient, chacun, un sacrifice fait par ces enfants en vue d’assurer le succès du triomphe eucharistique de Jésus. Et ainsi leurs immolations quotidiennes furent plongées pour ainsi dire dans la grande immolation du Golgotha.
À Tyburn, à Londres, on célèbre dans le même esprit la messe sous la potence où plusieurs prêtres et religieux furent mis à mort en haine de leur foi en Jésus.
À Paris une veuve de guerre eut la pieuse pensée d’utiliser l’uniforme bleu horizon de son mari, mort glorieusement sur le champ de bataille, pour en faire la bande centrale d’une chasuble. Elle rapporta ainsi le généreux sacrifice de cet officier à celui de la croix par la messe.
« Est-ce à Vimy ? écrivait Mgr Landrieux, est-ce à Courcelette ? Je l’ai oublié. Mais, au Canada, on m’a raconté ce fait : au soir d’une rude journée où le 22e bataillon s’était battu avec cette vaillance à laquelle le maréchal Foch a voulu rendre hommage en lui envoyant, par la mission Fayolle, un drapeau d’honneur, un blessé tout jeune, frappé à mort, appelait un prêtre. Un aumônier, tombé plus loin, sérieusement atteint lui aussi, les deux mains enlevées par un éclat d’obus, se traîna jusqu’au mourant pour l’absoudre, puis il dit : « J’ai sur moi le Saint Sacrement ; prends-le et communie. »
En fouillant, avec ses mains qui saignaient, la poitrine ensanglantée du prêtre, le moribond trouva l’hostie consacrée couverte de sang et put se communier lui-même avant de mourir. C’était la présidente d’un groupe féminin d’œuvres de guerre, à Ottawa, une canadienne française, qui me faisait ce récit, avec des larmes dans la voix. Elle ajouta : Monseigneur, nous avons donné nos enfants à la France ; nous ne les reprendrons pas. Qu’ils dorment là où ils sont tombés, dans le champ qui a bu leur sang. Mais nous voudrions vous confier un désir. Le blé pousse plus dru sur les tombes. Quand vous serez rentré là-bas, si vous pouviez, en souvenir de la communion sanglante du blessé du 22e, nous envoyer quelques-uns des épis qui mûrissent en ce moment sur ces tombes canadiennes, nous les recevrions comme une relique ; nous sèmerions ce blé, en terre canadienne et bientôt il y en aurait assez pour faire les hosties de toutes nos églises du Canada ! ».
J’ai promis ; et hier (21 avril 1921) grâce à l’obligeance du curé de la paroisse dévastée, j’ai pu envoyer un petit sac de blé, plein les deux mains, offert par les habitants de Courcelette, qui ont tenu à collaborer tous à cette pieuse et touchante offrande. »
Voilà comment, grâce à ces hosties et à ces Messes, l’héroïsme de ces braves Canadiens a été uni par des mères chrétiennes à celui de Jésus au Calvaire.
C’est ainsi que toute notre existence doit être vécue en fonction de la Messe, et que tous nos actes, et surtout nos sacrifices, doivent être rapportés au Sacrifice du Golgotha. Que cela changerait notre vie si nous en prenions l’habitude !
Alors vraiment, et dans toute la rigueur du terme, nos Communions seraient une participation au Sacrifice de l’autel, renouvellement de celui de la Croix.
Ainsi unis à la Victime du Calvaire offrons-nous donc généreusement avec elle en acceptant chaque jour nos croix pour la plus grande gloire de la Sainte Trinité.
Et après une vie de Communions qui seront de plus en plus ferventes, nous arriverons à la Communion sous forme de viatique que l’Église fait coïncider avec le moment où Dieu nous demandera de faire l’holocauste non seulement de notre âme mais aussi de notre corps, et dès lors de tout notre être comme un suprême hommage fait en union avec Jésus lorsqu’il expira. Ce sera alors la réalisation parfaite de la parole de Bossuet, qui conseille aux moribonds d’entrer dans les sentiments du Christ quand il offrait sa vie à Dieu en mourant sur la Croix.
Lorsque saint Benoît sentit que sa mort approchait, dit saint Grégoire, il se fit transporter par ses disciples dans l’oratoire qu’il avait fait construire en l’honneur de saint Jean-Baptiste. Et là, debout, soutenu par ses disciples, il communia au Corps et au Sang du Seigneur pendant la sainte Messe et étendant les bras il exhala son dernier souffle au milieu de la prière.
Voilà le vrai sens de la Communion. C’est l’oblation volontaire et généreuse faite par les membres du corps mystique en union avec leur Chef présent dans l’Eucharistie.
On comprend donc combien il importe pour les fidèles de se préparer à la Communion avec le prêtre, de communier avec le prêtre et de continuer avec lui l’action de grâces qu’il fait à l’autel et qui est celle que le Saint Père s’impose, celle qu’il impose à tous les Évêques et celle qu’il impose à tous les prêtres.
Cette action de grâces se termine par le Cantique des trois enfants dans la fournaise, qui nous associe au chant de glorification que Jésus, le grand Pontife de la création, rend, avec tous ceux qu’il incorpore par la Communion spirituelle ou sacramentelle, à Dieu son Père.
Qu’il est sublime ce cantique de louange, lorsqu’avec la Sainte Église nous le faisons nôtre au moment où Jésus le chante en nous ! C’est le dernier moyen que nous avons de participer pleinement à la sainte Messe qui, ainsi, du commencement à la fin, a été vraiment « nôtre », parce que nous avons su faire nôtres les prières et le sacrifice de l’Église et de Jésus.
Extrait de « La messe centre de nos vies spirituelles », 1934
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